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CULTURE
FINANCES NEWS HEBDO
JEUDI 14 SEPTEMBRE 2023
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gettes douteuses. Ils peuvent également se plonger dans les récits des conquêtes islamiques ou des Mille et Une Nuits, nar- rés par un conteur tout aussi inventif que captivant.
ou encore les lampes à butane, mais l'ef- fervescence perpétuelle, les échoppes animées, les conteurs, les devins, les danseurs, les guérisseurs et les porteurs d'eau demeurent une constante. Comme si Jamaa el fna était figée dans une sorte d'éternité, qui lui fait tourner obstinément le dos à la modernité. C'est sans aucun doute dans cette sensation que réside son irrésistible pouvoir de séduction. Jamaa el Fna demeure un lieu ensor- celant, magique, qui a conquis le cœur d'écrivains aussi illustres tels que les frères Tharaud, Juan Goytisolo, Elias Canetti, Gamal Ghitany, André Gide, Agatha Christie ou Henri Bosco... Tous partagent le sentiment que celui qui a vécu dans une médina ne peut s'en déta- cher, tant elle ressemble à un livre qu’on ne se lasse pas de feuilleter. La médina Les étrangers s'épanouissent au sein de ce lieu, s'y délectent et parfois y prennent racine. Prenons l'exemple de Denise Masson, une infirmière issue d'un milieu aisé, qui a choisi de résider au cœur de la médina de Marrakech pen- dant quarante ans, dans un riad somp- tueux, tout en jonglant avec la réalité de la misère quotidienne et les menaces du choléra. Les écrivains, quant à eux, s’ils confessent leur passion pour la médina, ils ne peuvent rationnellement l’expli- quer. Souvent, ils mettent en avant le mystère qui l’enveloppe, l’aura qu'elle exhale avec majesté... C'est comme ces façades aveugles, qui dérobent au regard les êtres et les vies qui habitent ces demeures… Ceci dit, à en croire certains écrivains, la médina a changé, ne ressemble plus à son passé. Or, par fidélité à celle d'autrefois, Louis Gardel n'y mettait plus les pieds, mais il ne pouvait s'empêcher d'y penser, comme quoi on ne peut se déprendre des charmes de la médina : « Un demi-siècle s'est écoulé. Pour retrou- ver la magie des jours anciens, je dois me retirer profondément dans les jardins de l'Agdal, près d'un bassin pas encore restauré, où les grenouilles se joignent au coucher du soleil. Car je désavoue aussi, comme un véritable Monsieur Jadis qui ressasse ses désillusions, les jardins trop parfaits, les demeures trop opulentes, les gens excessivement riches qui, depuis une décennie, ont conquis mon paradis ». ◆
À la tombée du jour, une nou- velle facette de Jamaâ el Fna se dévoile, révélant ses charmes culinaires avec une panoplie de mets odorants et épicés, tels que
Destruction quasi com- plète du minaret de la mosquée Kharbouch sur la place Jamaâ El Fna.
soupes, brochettes, escargots pimentés, poissons, tous accompagnés des rythmes envoûtants des Gnawa et d'Abidate R'ma. Quant à l'énigme du nom Jamaâ el Fna, qui signifie littéralement «la mosquée du néant», elle demeure sans réponse claire. Comme le souligne Jamal Ghitany : « pour- quoi n'y a-t-il pas de mosquée surplom- bant la place ou dans ses environs qui porte le nom el fna ? ». Autrefois, la place s'étirait depuis les jar- dins de la Koutoubia, se cachant derrière les palmiers et les oliviers, jusqu'à atteindre la Mosquée Ben Youssef. Cependant, au fil du temps, l'urbanisation grandissante et les appétits des spéculateurs l'ont peu à peu réduite à la portion congrue. Elle s'est rétrécie comme une peau de cha- grin ! Cette transformation suscita des préoccupations au sein des autorités. En 1921, un arrêté viziriel de Mohamed El Mokri avança pour la première fois l'idée de classer la Place Jamaa el Fna parmi les sites à sauvegarder. Le dahir portant clas- sement de la place fut promulgué, le 20 juillet 1922, sous l'égide du sultan Moulay Youssef. Il est impossible d'oublier le tollé provoqué dans les années soixante par l'installation d'un Club Med sur un espace destiné autrefois à la population de Jamaâ el Fna. Cette transformation potentielle de ce lieu de rencontre suscita l'indignation de Juan Goytisolo, qui déclara : « On est partout à la recherche de lieux d'échange où les gens pourraient parler ensemble. Ce lieu existe ici, et pourtant on voulait le transfor- mer en centre commercial ou en parking ». L'écrivain fonda alors l'Association Jamaâ el Fna et entreprit une lutte acharnée contre les bétonneurs avides de bénéfices faciles. Pour convaincre l'UNESCO de protéger ce site, il formula habilement la notion de «patrimoine oral de l'humanité». À travers les clichés, capturés à différentes époques, Jamaa el Fna semble échapper aux affres du temps. Bien sûr, des élé- ments étrangers ont fait leur apparition, tels que le goudron recouvrant une partie de la place depuis le sommet du GATT,
L'énigme du nom Jamaâ el Fna, qui signifie lit- téralement «la mosquée du néant», demeure sans réponse claire. Comme le souligne Jamal Ghitany : «pourquoi n'y a-t-il pas de mosquée, sur- plombant la place ou dans ses environs qui porte le nom el fna ?».
des pas sur le sable. Mais, Jamaâ el fna conserve, malgré tout, la mémoire trans- mise par ceux qui vécurent en-de-par et pour elle, et la confie à ses jongleurs, ses derniers jongleurs, halaiquis sans futur et peut-être sans descendance ». On ne peut que se rallier à cette vision poétique de Juan Goytisolo, l'un des intellectuels espa- gnols les plus éminents à l’étranger, ayant quitté son appartement parisien en 1997 pour s'ancrer dans l'âme de Marrakech. En mai 2001, Jamaâ El Fna est le premier site proclamé et classé Patrimoine oral et immatériel de l'humanité par l'UNESCO. Cette place emblématique est un lieu unique, un grand livre d'histoire orale écrit par des illettrés. Jamaa el Fna se pare d'un spectacle perpétuel, où acteurs et spectateurs s'entremêlent harmonieuse- ment. C'est un théâtre à ciel ouvert, une scène ouverte à une multitude de repré- sentations. Selon la halqua , les visiteurs de la place se délectent des multiples performances quotidiennes. Ils peuvent assister à la voyante prédisant l'avenir, au calligraphe astrologue usant des versets coraniques pour guérir, ou encore au mécanicien den- tiste, expert en blanchiment et extraction dentaire à l'aide de poudre rose et de lin-
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