FNH N° 1121

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CULTURE

FINANCES NEWS HEBDO

JEUDI 14 SEPTEMBRE 2023

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◆ Ce «Juan sans terre» se distingue non seulement par sa prolifération littéraire, mais également par son engagement constant en faveur de diverses causes, parmi lesquelles figure en bonne place la préservation de la place Jamaâ el Fna. «Ssi Juan, plus Marrakchi que les Marrakchis»

musulmane, qui le fascine. Il se met alors à apprendre l'arabe, à étudier le Coran, à rencontrer des penseurs ainsi que des auteurs arabes, et à voyager à travers les pays arabes ainsi que musulmans. Cet amour donne naissance à deux bijoux littéraires, « Les Chroniques sarrasines », qui explore les relations entre les cultures arabe et espagnole, et « Barzakh », un traité sur le mys- ticisme musulman. Sans oublier « Makbara », inspiré par la ville de Marrakech. Cette cité almo- hade marque la fin de sa flânerie à travers le Maroc. Ni Tanger, bien que privilégiée par de nom- breux écrivains occidentaux, ni Rabat ou Fès, villes char- gées de souvenirs, ne trouvent grâce à ses yeux. L'arrivée à Marrakech en 1975 est une révélation. Goytisolo est littéra- lement ensorcelé. Sans plus tar- der, il s'y installe. Non pas dans un quartier huppé, comme le permettrait son statut financier, mais à la Qennariya , un quar- tier populaire, animé, crade et bruyant. Dans un derb paisible, il transforme une demeure en riad et s’y fixe. Vies en scène La place Jamaâ el Fna est à por- tée de fusil du riad de Goytisolo. L'écrivain l'appelle simplement « la place », comme si cet endroit avait le pouvoir d'effacer tous les autres, de devenir le centre du monde. Il ne se lasse jamais de la contempler. Qu'il fasse beau ou qu'il pleuve, Goytisolo est assis à la terrasse dudit Café à 10 h, au restaurant CTM à 18 h, au Café Satas à 20 heures, changeant ainsi de plans, car, selon l’heure, la place change

de physionomie. « C’est un ciné- ma permanent », s’émerveillait-il. Il faut dire que les vertus des conteurs ont infléchi le cours de son écriture : « En ce qui me concerne, je souhaiterais souli- gner à quel point le souffle oral de la place m’a stimulé dans la rédaction de mon roman Makbara. Sans lui, mon œuvre serait probablement différente. L’audition, c’est-à-dire la pré- sence simultanée de l’auteur ou récitant et du public attentif à son écoute, confère aux textes poético-narratifs une dimension nouvelle, comme aux temps de Chaucer, Boccace, Juan Ruiz, Ibn Zayid, ou Al Hariri », décla- ra-t-il, dans un appel lancé à l’Unesco, en 1997, en faveur de la préservation de la place Jemaâ el Fna. À cette époque, la place était convoitée par les spéculateurs et sa disparition semblait iné- luctable. Cependant, c'était sans compter sur la détermi- nation de Goytisolo. Il créa une association, fit pression sur les autorités, dissuada les entre- preneurs, mobilisa les intellec- tuels dans sa lutte, et remporta toujours la victoire. L'Unesco ne resta pas insensible à son appel et inscrivit ce chef-d'œuvre au Patrimoine oral et immatériel de l'humanité. Un triomphe pour Goytisolo. Pourtant, l'écri- vain garda son triomphe avec modestie. À 20 h, on le retrouvait, nous disions, attablé au Café Satas. Il savourait la vue imprenable sur les cimes enneigées de l'Atlas, tout en prenant des photos de touristes comme s'ils étaient des curiosités exotiques. Du tourisme à l’envers, plaisante- t-il. Il faut l’imaginer comblé de bonheur. ◆

Juan Goytisolo (1931 - 2017) chez lui à Marrakech.

l'exacte antithèse de leur hôte, un homme impassible, taci- turne et parfois brusque. Les yeux rivés sur la place, l'esprit immergé dans ses pensées, Juan Goytisolo feint de prêter une oreille complaisante aux bavardages de ses «invités». Peu d'entre eux sont au cou- rant de son statut d'écrivain, et rares sont ceux qui ont eu l'occasion de lire l'un de ses livres. Pourtant, tous semblent fascinés par ce curieux étranger qui converse avec eux dans leur propre langue, s'intéresse à leurs préoccupations et évite soigneusement les rupins, les intellectuels et les notables. Hamid, un des serveurs, témoigne : « Ssi Juan fait partie de nous, il est plus Marrakchi que les Marrakchis ». Au front des yeux ! Juan Goytisolo est à la fois Basque, Catalan et Andalou par son ascendance. Lorsqu'il explore l'Andalousie de ses racines, il découvre une affi- nité avec la civilisation arabo-

Par R. K. H.

À peine dix heures du matin, et déjà la place Jemaâ el Fna s'éveille. Elle commence à s’ani- mer. Cependant, l'amoureux inlassable de cet endroit, Juan Goytisolo, a déjà pris place aux premières loges pour s'impré- gner de son charme envoûtant. Dédaignant la terrasse panora- mique du Café de France, qu'il trouve inconfortable en raison de la foule de touristes qu'elle attire, il préfère opter pour une terrasse de plain-pied, fréquen- tée par les modestes habi- tants du quartier. Certains l'ac- cueillent avec respect, d'autres avec une familiarité décontrac- tée, allant même jusqu'à s'in- viter à sa table. L’écrivain ne semble pas s’en formaliser. Il apprécie visiblement la com- pagnie de ces « gens de peu », si loquaces, si débordants, si attachants. En fin de compte, ils incarnent

L'arrivée à Marrakech en 1975 est une révélation. Goytisolo est littéralement

ensorcelé. Sans plus tarder, il s'y installe.

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