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ECONOMIE

FINANCES NEWS HEBDO JEUDI 16 ET VENDREDI 17 AVRIL 2020

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F.N.H. : Ce type de solution soulève, bien enten- du, des questions en matière de protection de la vie privée. Quelle est votre appréciation ? A. E. F. S. : C’est une question importante qui a soulevé de nombreux débats dans les pays soucieux de la vie pri- vée et des droits de l’Homme, et beaucoup redoutent un recours à la «doctrine de choc», cette stratégie politique qui profite des crises à grande échelle pour faire avancer des politiques impopulaires. De ce fait, les réponses sont nuancées proportionnellement au degré d’intrusion préconisé. Le Japon a adopté des solutions qui respectent le droit à la vie privée même si, paradoxalement, il a prôné la Société 5.0 une des plus digitalisées au monde. Contrairement à la Chine et à la Corée qui ne sont pas un idéal démo- cratique, le gouvernement japonais se concentre sur la prévention des clusters et n'a pas introduit de suivi des citoyens. Comme la situation sanitaire évolue, des débats sont en cours pour améliorer cette stratégie mais le suivi des individus n’est pas à l’ordre du jour. Hong Kong déploie une approche Big Brother 5.0 utilisant des technologies très intrusives comme des bracelets électroniques et des téléphones qui signalent la position exacte d’un individu. Ce dernier reçoit des messages texte s’il s’éloigne de sa zone de quarantaine et des détectives numériques le suivent dans ses déplacements. Si l’Asie n’a pas une position unifiée, l’Europe a longue-

«L’intérêt effectif des solutions de traçage reste à démontrer» ◆ Experte internationale en intelligence artificielle, professeure à la Faculté des sciences et d’ingénierie à Sorbonne Université et chercheuse au LIP6, Amal El Fallah Seghrouchni nous renseigne sur l’intérêt de l’IA pour surmonter la crise actuelle liée au Covid-19.

ment hésité. Des débats d’ordre éthique sont enga- gés car ces solutions sont intrusives et leur accep- tabilité sociale nécessitera des garanties fortes quant au respect de la vie pri- vée et des données per- sonnelles. La promesse de la limitation du suivi numérique à la période du Covid-19 ne convainc pas et laisse perplexe quant au devenir des solutions concoctées et des données amassées.

En prenant des décisions sur la

base d’informations peu fiables, on peut créer des effets de bord irrévocables.

réseau est-il suffisant ? Quel est le taux de la population en mesure d’utiliser ces technologies ? Par ailleurs, il n’y a pas de garanties sur les apports réels en dessous d’un certain seuil d’adhésion, 60% de la population semblent être le seuil requis, et nous ne savons pas prouver si elles vont réellement aider à endiguer la pandémie et surtout si les conclusions de ce suivi ne seront pas biaisées. Au Maroc, la question se pose plutôt en termes de volonté politique d’aller dans cette direction tenant compte de tous les bémols éthiques, de fiabilité technique et de déploie- ment social susmentionnés. D’un point de vue pragmatique, il serait prudent de ne pas engager négativement l’avenir. Par exemple, en confiant la mise en place de telles solutions à des lobbies guidés par le gain ou par le besoin de recycler leurs solutions. En prenant des décisions sur la base d’informations peu fiables, on peut créer des effets de bord irrévocables. Les débats actuels sur la dangerosité des «passeports immunitaires» envisagés pour le casse-tête du déconfi- nement soulignent le besoin crucial de données fiables et qui restent difficiles à obtenir du fait de leur évolution permanente en cas de pandémie.

Par ailleurs, ces solutions de suivi numérique doivent être fondées et prouvées scientifiquement sans l'influence des lobbies de l’industrie pharmaceutique, des GAFAM ou de certains opérateurs. On voit déjà fleurir des conflits d’intérêt, ici et là, ainsi que des coalitions entre GAFAM pour proposer voire recycler des solutions au pistage des individus. Les solutions doivent être éthiques, inclusives, fiables et surtout provisoires. F.N.H. : En termes d'intelligence artificielle existe-t-il des modèles qui pourraient nous per- mettre de mieux anticiper, gérer et contrer la pandémie de coronavirus ? Si oui, cela peut-il s'avérer efficace ? A. E. F. S. : L’IA peut aider à mieux gérer la situation de crise. En sensibilisant les citoyens à travers des applica- tions mobiles bénéficiant d'interfaces multimodales pour aider les populations à s'informer, à rester connectées, elle peut créer des services dématérialisés (B2B ou B2C) et des plateformes d'échange pour pallier le confine- ment (exemple un service de troc circulaire intelligent citoyen) et assurer la continuité de service. Grâce à l’IA, des drones autonomes sont déployés pour informer (en

Propos recueillis par K. A.

Finances News Hebdo : Dans la lutte contre le Covid-19, plusieurs pays ont eu recours au tra- çage et à la surveillance des données. Est-ce une stratégie payante ? Le Maroc a-t-il les moyens de faire la même chose ? Amal El Fallah Seghrouchni : Dans le contexte du Covid-19, le traçage signifie la mise en place de solutions de suivi numérique, individualisé ou collectif, pour la pro- tection de la santé publique. Ce qui implique la collecte d’informations relatives aux citoyens et à la pandémie. Mais les modalités de cette collecte et les traitements associés varient sensiblement d’un pays à l’autre. Moins les droits de l’homme et la vie privée sont respectés et plus les approches sont intrusives. La question de l’intérêt effectif des solutions de traçage reste à démontrer. Nous manquons de recul par rapport à ces solutions, sur leur faisabilité technique et leur fiabi- lité (cas d’hacking comme c’est le cas actuellement en France pour les dérogations de sortie) mais aussi sur la possibilité effective de leur déploiement social : le maillage

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