FNH N° 1132

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CULTURE

FINANCES NEWS HEBDO

JEUDI 7 DÉCEMBRE 2023

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tif, c’est écrasant. Je ne crois pas au cinéma tract. Moi, je pars du réel dans son chaos, son bouillonnement, mais c’est l’invention de formes esthétiques qui m’intéresse ! Je n’arrête pas d'expérimenter… L’essence du cinéma est de «rendre sensible». Quand on parle de questions écologiques, ça accable tout le monde. Quand on parle de territoire, ça titille tout le monde. Ecologie, nature, sauvetage de la planète, défense de biosphère…, ça renvoie souvent à quelque chose d’abstrait, d’extérieur, quelque chose que l’on considère comme à travers un rideau opaque… Mais si on vous dit : «Votre territoire est menacé», vous ouvrez claire- ment l'œil et l’oreille. Et si «il est attaqué», vous êtes déjà debout, arme au poing, déjà postée pour le défendre. F.N.H. : La question du droit à la terre n'est pas rhétorique : à qui appartient la terre, la Terre ? Comment les thèmes de la famille, de la propriété et de l'environne- ment ont pris forme dans votre esprit ? l. K. : La «catastrophe climatique» est liée à la notion de propriété et d'appropriation. C'est à travers cette dynamique qu’on doit réfléchir : qui a droit à quoi ? L’une des batailles qui secoue Tanger et ses quar- tiers clandestins aujourd’hui est celle des 300.000 habitants du quartier de Benkiran… C’est une cruelle illustration. La question de la propriété est cruciale, surtout dans un pays comme le Maroc. Avec cette question obsédante : à qui appartient la terre ? J'ai voulu puiser dans les sources arabo-musulmanes. Indivision invoque une loi islamique; celle qui régis- sait le statut des vivants non humains, faisant des sources, des lacs, des forêts, des oiseaux... des sujets de droit : les Habbous.... «La terre s'appartient». Dans le mouvement des droits de la nature, le droit occidental actuel n’est pas capable de faire face à la destruction du vivant et à la crise climatique. Au contraire, il donne un blanc-seing aux pires éco-catastrophes. Le Habbous nous ouvre des horizons, il per- met d’utiliser des lois de l’héritage fondées sur le fonctionnement du vivant, autrement plus vitales que les dogmes de la crois- sance si nous voulons que nos territoires restent habitables… Accorder des droits à la nature, c’est une révolution juridique qui bouscule notre vision du monde… J'ai donc imaginé cette histoire sur une terre d'indivision : Tanger, une forêt luxu- riante, refuge des oiseaux migrateurs. Une maison de maître abritant une famille bour-

geoise vieillissante. En face, un bidonville et des villageois qui «squattent» là depuis 40 ans. Il y a Lina, une adolescente. Son père Anis. Sa grand-mère Amina et sa bonne Chinwiya. Père et fille partagent une passion pour les oiseaux. Sa grand-mère Amina n'a qu'un objectif : vendre le terrain et les rendre tous milliardaires. Un promo- teur immobilier est prêt à lancer un grand projet et à raser les bidonvilles voisins. Anis refuse de vendre. Le titre français et arabe est Indivision. Indivision de la famille, du territoire, du vivant. Dans le film, l'héritage est un thème central : à qui appartient la terre ? Les lieux auxquels nous sommes attachés nous appartiennent-ils, sont-ils notre pro- priété ? Le personnage du père estime que la terre n'appartient à personne, mais seulement à elle-même. Il renonce à la propriété. Son geste est simple, humble et spectaculaire. Les racines de la famille sont ébranlées. F.N.H. : Tanger semble jouer un rôle central dans votre travail. Pouvez- vous nous parler de votre relation avec cette ville et comment elle a influencé la narration et la tonalité de «Indivision» ? l. K. : Je suis originaire de Tanger. Ma famille m'a donné un lien puissant unique à Tanger... Un savoir être... C'est sans doute ce qu'on appelle une «bonne» éducation. J'ai baigné dans une culture très tanjaouia,

locale, provinciale, mais en même temps très ouverte... Bien sûr il y avait Tanger l'endormie, le cliché... Tanger qui rêvasse à son statut international avec ses artistes et ses voyous, espions et journalistes, indigents et aristos... Mais ma famille, elle, n'était pas du tout endormie... Pour mes parents, qui étaient tellement tan- jaouis, exister c’était prendre position, et prendre position était autant un exercice intellectuel qu’une affaire physique, un «art de vie» autant politique qu’artistique. Il fallait chanter, danser, pour mieux pen- ser, pour accepter les autres, et les aimer suffisamment pour se dire que demain est possible, ici et maintenant… Cette forme de beauté tanjaouia est ancrée en moi, c’est mon ADN. Le territoire n’est pas l’emplacement géo- graphique, mais la dépendance. Et moi, je suis accro à Tanger. Chaque film que je fais est «a tribute» à mes parents, à leurs infinies liberté et audace, à leur «sens du monde», à la manière qu’ils ont eu de trim- baller partout leur ville en eux et nous la transmettre : comme une ville fenêtre sur le monde… Mon paradis perdu, c’est la famille qu’illu- minaient mes parents. Alors je reviens toujours à Tanger. Mes parents, qui ne sont plus là, m’accompagnent… À Tanger, une fois encore, le détroit de Gibraltar est stratégique pour guetter les changements climatiques : des sites avec des grues, des trous, des excavateurs, des forêts muti- lées. Des incendies... et des oiseaux déso-

Le titre français et arabe est Indivision.

Indivision de la famille, du territoire, du vivant.

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