FNH N° 1132

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CULTURE

FINANCES NEWS HEBDO

JEUDI 7 DÉCEMBRE 2023

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darija, une langue en perpétuelle réin- vention, qui repose sur une poésie et une capacité de métaphoriser le monde… J’adore notre darija, et la voix off de Lina creuse mon écriture cinématographique, que je voudrais musicale. Elle rappe, elle slame. C’est un genre de mantra qu’elle fait tour- noyer au-dessus de sa tête. La voix off de Lina martèle le récit, cogne, butée et saccadée, contre les murs de sa prison intérieure. Ne pas parler pour elle, c’est être face à sa solitude infinie. Elle jette ses mots comme une prière. La voix off – et la langue insuffleront et prennent en partie en charge le rythme du film. F.N.H. : La nature semble jouer un rôle essentiel dans «Indivision», en particulier à travers la cigogne noire. Comment avez-vous concep- tualisé la nature en tant que per- sonnage dans le film, et quel rôle joue-t-elle dans le contexte de la spéculation, des mensonges et des crimes ? l. K. : De plus en plus, qu'il s'agisse de fiction ou de non-fiction, le mot «nature» apparaît partout... C'est un argument de vente, pas toujours judicieux, mais révé- lateur d'un engouement pour un sujet qui s'est politisé. Aujourd’hui, Tanger s’offre avec allégresse à l’obscénité de la spéculation immobi- lière. Les ravages nous sautent à la rétine. Etre à Tanger, c’est comme être dans un manège déglingué qui tournoie sans fin, mais dont la mécanique est déboulon- née… Les quartiers clandestins, les forêts trouées, et les chantiers à perte de vue. Un territoire physique, expressif, cinéma- tographique. Un territoire où la lutte est quotidienne. A Tanger, je me souviens avoir ressen- ti une sorte de vertige en voyant les cigognes, qui semblaient venir du futur et du passé, régner comme des chefs de gang punks No Futur sur les décharges… Il est impossible de se mettre à la place d'un oiseau. Mais en écrivant le film à travers le regard de Lina et son père, qui eux développent une telle empathie pour les oiseaux, j'ai eu peu à peu l'impression de comprendre les oiseaux. J'ai fini par imaginer l'extrême solitude que devait ressentir le dernier oiseau sur terre. Dans le regard de Lina, la forêt n’est pas un objet d'observation passif; les oiseaux sont vécus par elle d’une telle manière et avec une telle intensité… qu'ils finissent par répondre aux questions qu’elle se

rientés. Le meilleur baromètre du réchauffe- ment climatique, selon les scientifiques, est le comportement des oiseaux. C'est une violence qui étrangle le regard. Ce sont des sentiments compliqués, des contradictions très fortes. Et pour le cinéma, c’est extraor- dinaire d'explorer cela. F.N.H. : Lina, le personnage prin- cipal, est présentée comme une adolescente mutique. Pouvez-vous nous parler de la création de ce personnage et de la décision d'uti- liser sa voix comme une sorte de conte oriental ? l. K. : Le personnage de Lina est assez complexe : mutique, écrivant des mots-clés et des questions sur tout son corps. C’est une adolescente guerrière, un personnage très paradoxal. Elle croit fermement qu’elle va devenir une super héroïne. À la fin, elle trahit sa propre famille. C’est une fille étrange. Elle fait advenir des coîncidences, elle fait ressortir le malaise latent qui se cache derrière des situations en apparence ordinaires. Avec ses mots, elle dresse un portrait effrayant de sa famille. L’humeur mélancolique de Lina, avec laquelle le film commence, va se transformer en une folie puissante et débridée. Lina est le genre de personnage que l’on a envie d’embrasser ou de gifler à la fois.... Lina, c’est aussi la reine des réseaux sociaux, elle publie 1001 stories, 1001 his- toires avec 1001 fils. Narcissique, médium («clairvoyante»). A la fois lucide et sans doute paranoïaque, car les médias sociaux sont le lieu du complot : dans sa recherche

compulsive pour dénouer l'intrigue, Lina enrichit le suspense de connexions ésoté- riques, de significations et de signes... Je voulais que Lina parle comme une jeune ado de quatorze ans, mais aussi comme une conteuse orientale : une shehrazade 2.0. Je voulais créer une sorte de conte oriental. C’est une des raisons pour les- quelles je n’ai pas voulu être trop réaliste, trop précise : je voulais travailler une nar- ration non linéaire, établir des liens entre les images et les événements sur la base de ces principes non linéaires, plutôt que de suivre une intrigue pré-formatée. Les contes oraux ont eu une influence déme- surée sur moi; ma grand-mère était un grand maître de la narration déconstruite. Dans un conte oriental, vous ne devez pas interférer avec l’histoire, elle suit sa propre logique. J’adorais ça. Les personnages et l’histoire doivent vous tenir à distance, puis vous faire participer, puis vous éloigner à nouveau, dans un mouvement perpétuel de va-et-vient. Si vous avez l’impression de les comprendre parfaitement, peut-être que... vous les oublierez... F.N.H. : Comment avez-vous travail- lé sur son langage particulier, entre le dialecte marocain, le français et l'espagnol ? l. K. : La langue de la voix off de Lina est aussi cette langue du Maroc d’aujourd’hui, basée sur le dialecte marocain, mais c’est notre darija : elle est nourrie de termes de toutes les langues qui composent le pays, et de langues inventées, de berbères fran- çais, d’anglais, d’espagnol... C’est notre

Je voulais créer une sorte de conte oriental. C’est une des raisons pour les- quelles je n’ai pas voulu être trop réaliste, trop pré- cise.

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