Secteur du transport aérien de passagers inter-îles : deux compagnies aériennes sanctionnées pour entente
19/12/24
Dans une décision du 4 décembre 2024, l’Autorité de la concurrence a sanctionné Air Antilles et Air Caraïbes, deux compagnies aériennes spécialisées dans le transport de passagers inter-îles dans les Caraïbes, ainsi qu’une société de conseil spécialisée dans le secteur aérien, la société Miles Plus, exerçant sous le nom de « Aérogestion », pour avoir commis quatre ententes horizontales entre 2015 et 2019.
Selon l’Autorité, ces pratiques ont eu pour effet de garder captifs des consommateurs souffrant déjà de difficultés en raison du coût important de la vie insulaire et de réduire l’attractivité économique et touristique des zones concernées. Une amende d’un total de 14 570 000 € a été prononcée à l’encontre des trois entreprises en cause, se répartissant de la manière suivante :
• 13 000 000 € à l’encontre d’Air Caraïbes, solidairement avec les sociétés Groupe Dubreuil Aéro et groupe Du- breuil, qui ont bénéficié d’une procédure de transaction, • 70 000 € à l’encontre de Miles Plus, qui a également bé - néficié de la procédure de transaction, • 1 500 000 € à l’égard de la société K Finance, tenue soli - dairement avec Air Antilles (la société CAIRE), en raison de son défaut de capacité contributive due à l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire à son égard. K Finance est une société détenant 90 à 100 % de Guyane Aéroinvest (GAI), détenant elle-même 36% de CAIRE.
S’inscrivant dans le cadre d’un pacte de non-agression mis en place entre les deux compagnies aériennes aux fins de conserver leurs parts de marché, les pratiques en cause consistaient selon l’Autorité en des accords portant sur : • les prix des billets d’avion,
• les conditions tarifaires (tarifs spéciaux), • la réduction coordonnée du nombre de vols, • la répartition des liaisons aériennes.
I. La procédure devant l’Autorité de la concurrence • Application du droit européen L’Autorité considère que les pratiques en cause peuvent être analysées au regard du droit européen, en parti- culier l’article 101 TFUE, dès lors la commission de pratiques anticoncur- rentielles sur le territoire d’un seul Etat membre n’empêche pas de caracté- riser une affectation du commerce entre États-membres. L’Autorité précise en effet que la notion d’af- fectation du commerce entre États membres ne dépend pas de la di- mension géographique des marchés (§151), les entreprises en cause ayant
en outre une activité transfrontalière (§155). Ensuite, l’Autorité constate que l’accord en cause dépasse lar- gement les seuils fixés par les lignes directrices de la Commission pour présumer qu’un accord n’atteint pas significativement le commerce entre États membres et qu’il n’existait au - cune alternative de transport par avion à l’offre proposée par les en- treprises concernées (§155). Cette appréciation confirme l’interprétation large des conditions d’application du droit européen de la concurrence, ap- pliqué parallèlement au droit français. De façon générale, dès lors qu’en l’état du droit positif les garanties ac-
cordées aux entreprises en vertu de la directive ECN+ et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union euro - péenne sont plus étendues que celles résultant de la pratique décisionnelle interne, cette interprétation large de l’applicabilité du droit européen va plutôt dans l’intérêt des entreprises
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le communiqué Sanctions n’a pas de valeur normative et ne saurait donc être assimilé à une loi pénale (§382). Elle estime aussi que ce communi- qué ne lui impose pas une méthode de calcul, un montant ou une four- chette particulière d’amende (§384) et qu’il lui appartient, en tout état de cause, de procéder à un examen spécifique de la sanction à retenir, à l’occasion de chaque espèce (§383). Ce raisonnement est très critiquable au regard des caractéristiques très particulières du nouveau Communi- qué Sanctions qui aboutit à l’occa- sion d’un changement de législation à une augmentation automatique des sanctions (par le doublement du coefficient par année de la pra - tique passant sur toute la période de 0,5 à 1alors que ce changement n’était pas prévisible compte tenu du choix de modération qui avait été opéré jusqu’alors en droit français d’un coefficient 1 la première année et de 0,5 pour les autres années par rapport à la pratique européenne) et les arguments mis en avant par l’Au- torité n’emportent absolument pas la conviction. Une sanction unique pour plusieurs griefs CAIRE prétendait qu’une seule et unique sanction devait être pro- noncée à son encontre, même si plusieurs griefs lui avaient été noti- fiés (§389). L’Autorité a déjà précé - demment considéré qu’une seule sanction peut être prononcée pour plusieurs griefs, en raison, d’une part, de l’objet général des pratiques et, d’autre part, de l’existence d’une certaine identité ou connexité entre les marchés en cause, identité qui pourrait avoir pour effet d’empêcher le rattachement des effets à l’une ou l’autre des infractions (§387). En l’espèce, l’Autorité estime qu’un tel lien n’existe qu’entre le grief n° 1 (ac - cord de baisse d’offre et de partage des créneaux horaires) et le grief n° 4 (fixation des prix et conditions appli - cables aux tarifs). En effet, ces deux griefs présentent de nombreux points
communs : même marché, pratiques de même nature, mêmes produits et même période infractionnelle. Pour le grief n° 2 ( échanges relatifs aux intentions tarifaires futures et prise d’engagements tarifaires réciproques sur les conditions tarifaires des billets en 2015) et le grief n° 3 (échanges relatifs aux intentions tarifaires futures et prise engagements tarifaires réciproques concernant la réintroduction des conditions de disponibilité des billets pour un achat à l’avance en 2016), l’Autorité ne retient pas cette identité/ connexité, dès lors que les pratiques ont été commises sur des périodes différentes (§392). Le découpage de griefs présentant des points communs est très inquiétant car dès lors que le plafond de l’amende d e10% du chiffre d’affaires du groupe s’applique par grief, la multiplication du nombre de griefs permet de prononcer dans l’absolu des amendes d’un montant considérable pouvant représenter dans certaines situations plusieurs fois le plafond de 10%, ce qui aboutirait à des sanctions exorbitantes, d’autant plus si l’on applique rétroactivement le nouveau communiqué Sanctions qui permet d’augmenter automatiquement le montant des amendes. Un retour à plus de proportionnalité apparaît souhaitable. • La détermination de l’assiette de sanction En l’espèce, l’Autorité avait proposé de retenir la valeur des ventes réa- lisées par CAIRE sur les lignes aé- riennes concernées (§401). CAIRE contestait l’étendue de cette assiette et estimait qu’il fallait déduire de ces ventes, le chiffre d’affaires produit par les ventes de billets par d’autres compagnies aériennes et les ventes de billets d’affaire (§402). L’Autorité rejette cet argument et considère au contraire que les pratiques mises en œuvre par Air Antilles sont suscep- tibles d’affecter l’ensemble des caté- gories de billets proposés par cette compagnie (§403). • Mise en lumière de la gravité de l’infraction L’Autorité a considéré que l’accord de baisse d’offre et de partage des cré- neaux horaires et de fixation des prix
• Application de la présomption d’influence Pour répondre à la question de l’im- putabilité des pratiques d’Air Antilles à sa société-mère, GAI, l’Autorité rap- pelle le principe selon lequel le com- portement d’une filiale peut être im - puté à sa société mère dès lors que cette dernière détient, directement ou indirectement, la totalité ou la quasi-totalité du capital du capital de la filiale (§334). Si tel n’est pas le cas, il appartient à l’Autorité de vérifier si, dans les faits, la société-mère exerce effectivement une influence détermi - nante sur la société filiale (§336). Selon l’Autorité, au regard du pour- centage que détient GAI dans Air Antilles (36%), la présomption d’im- putabilité ne saurait s’appliquer en l’espèce (§342). Cependant, l’Autori- té considère que l’instruction a bien établi l’existence d’éléments signi - ficatifs permettant de démontrer que GAI exerce bien une influence déterminante sur Air Antilles. En par- ticulier, GAI est administratrice de la société CAIRE (Air Antilles) (§345) et ces deux sociétés possèdent en commun plusieurs dirigeants et sa- lariés (§346). Ensuite, il existe des flux financiers importants entre ces deux sociétés (§349) qui, en plus, ont signé une convention de trésorerie avec les sociétés K Finance et K Fi - nance Investissement indiquant que ces sociétés se considèrent comme appartenant à un « même groupe » (§350). L’Autorité en conclut que les pratiques de CAIRE peuvent être imputés à la société GAI (§352). La décision rapportée confirme qu’il devient de plus en plus difficile voire quasiment impossible en pratique de combattre la présomption d’in- fluence. • Non-rétroactivité des dispositions pénales CAIRE contestait ensuite l’application à son égard du communiqué Sanc- tions de 2021 par l’Autorité, en raison du principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus dure et estimait que l’ancien communiqué, en date de 2011, devait lui être appliqué dans la mesure où le nouveau communiqué emporte un durcissement de la ré- pression en matière de concurrence. Cependant, l’Autorité considère que
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et conditions applicables aux tarifs qui a eu pour effet de supprimer des facteurs essentiels de concurrence (le niveau d’offre et de sa qualité ain- si que le niveau des prix) (§414) fait partie des pratiques d’entente les plus graves (§416). Mettant en balance le poids des entreprises en cause sur le marché (§417) et le profil type des victimes de l’infraction (§419 à §420), l’Autori- té souligne l’impact de ces pratiques sur les personnes qui ont subi l’oura- gan Irma en 2017 (§422), les consé - quences négatives de ces pratiques sur l’économie antillaise (§421), ainsi que le caractère conscient (§423) et secret (§424) de ces agissements. II. Concernant la caractérisation de l’entente • Un accord non exécuté comme ca- ractérisant une entente CAIRE soutenait qu’il n’existait pas d’accord anticoncurrentiel entre elle et la société Air Caraïbes, puisque cet accord n’avait jamais abouti et était seulement resté à l’état de ten- tative (§232).
termes de tarifs que l’autre et qui a permis de pérenniser le niveau des prix et de fixer les tarifs et les condi - tions tarifaires des liaisons aériennes inter-îles au sein des Caraïbes fran- çaises et internationales traduit de facto une restriction de la concur- rence par objet. • Gains d’efficacité Enfin, CAIRE se prétendait bénéficier de l’exemption en application du pa - ragraphe 3 de l’article 101 TFUE et de l’article L. 420-4 du Code de com- merce. Elle estimait que la coopéra- tion mise en œuvre avec Air Caraïbes avait aidé les deux entreprises à sor - tir de la « guerre tarifaire » qu’elles se livraient jusque-là et qui aurait eu in fine pour effet de mener l’une d’entre elles à la faillite (§285). Cette guerre tarifaire conduisait chaque entreprise à proposer des prix plus attractifs, dès lors que l’une d’entre elles faisait une promotion sur un voyage (§51). Selon CAIRE, l’accord conclu en considéra - tion de cette bataille commerciale n’a pas supprimé toute concurrence sur le marché et serait tout à fait propor - tionnel et nécessaire au regard de la situation (§284). Il serait ainsi vecteur de progrès économique. L’Autorité rejette l’argument en indi - quant que ne saurait répondre aux conditions de l’exemption des ar - ticles 101 TFUE et L. 420-4 du code de commerce, un accord visant à maintenir artificiellement un acteur économique dans une situation sup - posée intenable.
• Des accords constitutifs de res- trictions par objet L’Autorité rappelle dans un premier temps les principes applicables en matière de preuve de concertation. Elle souligne d’abord qu’en matière d’ententes horizontales, les preuves sont généralement fragmentaires et éparses, en raison du contexte se - cret dans lequel elles interviennent, et qu’il appartient à l’autorité de contrôle de démontrer que l’en- semble de ces éléments coïncident et démontrent une violation des règles de concurrence, en l’absence d’une autre explication (§172). En l’espèce, elle considère que des conversations instantanées internes à Air Antilles, décrivant les échanges avec Air Caraïbes, ainsi que des cour- riels internes à ces deux entreprises, le tout conforté par des éléments do- cumentaires et des déclarations des deux entreprises mises en cause, permettent d’établir les agissements anticoncurrentiels commis par ces dernières (§192). Sans surprise, l’Autorité retient que les accords de fixation des prix (§188) et de répartition des marchés (§189) revêtent un caractère restrictif de la concurrence. En effet, en partici- pant de façon répétée à des réunions et échanges visant à fixer les tarifs et les conditions tarifaires des liaisons aériennes inter-îles au sein des Ca- raïbes françaises et internationales, les compagnies aériennes ont expri - mé la volonté commune de se com- porter sur le marché d’une manière déterminée, une telle pratique consti- tuant une restriction de concurrence par objet. S’agissant d’un accord vi- sant à la fixation horizontale des prix, l’“accord de non-agression” dont le volet tarifaire interdit à chacune des compagnies d’être moins-disante en
Cependant, même si la coordination des prix n’a finalement pas eu lieu (§239), l’Autorité après avoir consta- té que des membres d’Air Antilles et d’Air Caraïbes se sont rencontrés et ont échangé sur les prix et les condi - tions tarifaires, retient que l’existence d’une entente entre ces entreprises est bien établie (§239).
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