CARDIO H - N°71 / OCTOBRE 2025
LE VENDEUR DE THON CRATÈRE DU IV è SIÈCLE AV. J-C Dr Louis-François GARNIER 1 1. CH de Ploermel.
conservé dans la saumure « très demandé par les pauvres mais aussi par les riches pour les espèces rares ». En effet, « le poisson salé était l’aliment des esclaves et des paysans, mais le bas-ventre de thon salé et préparé était si cher que c’était une nourriture de riches ». Il faut dire que la partie ventrale (ventrèche) du thon a toujours été appréciée pour sa matière grasse (plus de 35%) que l’on sait maintenant riche en oméga 3. Cette représentation très réaliste s’ins- crit dans l’art de la céramique grecque antique qui voit se succéder les influences de Corinthe (VIII è et VII è siècle av. J-C) avec des vases à figures noires comme une scène semblable visible au musée de Berlin, puis Athènes avec des figures rouges dans la seconde moitié du VI è siècle av. J-C ensuite adaptées aux goûts locaux dans les colonies grecques d’Italie du sud. Le caractère ocre correspond à la couleur de l’argile alors que l’enduit noir brillant était une couche d’argile (engobe) riche en oxyde ferrique naturel (hématite) qui devenait noire après cuisson et qui possède ainsi « sa qualité propre et isole les figures avec forc e », les détails étant dessinés au pinceau ou avec une plume. En Méditerranée, la pêche au thon rouge, Thunnus thyn- nus , tout à la fois « carnivore, grégaire et migrateur », re- monte probablement aux Phéniciens qui surent mettre à profit les migrations saisonnières, cette « grande aventure » des bancs de poissons à la recherche des eaux les plus chaudes et les plus salines favorables à la ponte. C’est en des endroits propices des côtes de Sicile, de la Sardaigne ou du nord de la Tunisie qu’il s’agit alors de piéger les thons. La pêche byzantine qui s’exerçait essentiellement dans cet endroit particulier qu’est le Bosphore, lieu d’un « passage continuel de thon s », s’était dotée d’un remarquable niveau d’organisation n’ayant plus rien à voir avec le pêcheur oc- casionnel vendant sa prise du jour sur les marchés. Le long des côtes sud de la Méditerranée, la méthode de pêche sera perfectionnée par les Arabes comme l’atteste le terme rais (capitaine) correspondant au chef de la pêche. Des filets (thonaires ou madragues) sont disposés perpendiculaire- ment au rivage de telle sorte que les thons s’engouffrent dans une succession de nasses de taille décroissante avant de se retrouver dans la « chambre de la mort » où com- mence la mise à mort ou mattanza (abattage). Âmes sen- sibles s’abstenir puisque les thons affolés essaient en vain d’échapper aux harpons tandis que l’eau se teinte de leur sang, de sorte que « dans l’eau pourpre les monstres se débat- taient furieux » (D. Fernandez). Par analogie, Eschyle (v.525-456 av. J.-C.) dira qu’à la ba- taille navale de Salamine (480 av.J.-C.), les Perses naufragés sont « Comme des thons ou autres poissons de pêche / ils sont frappés, échinés à coups d’épave / ou de tronçon de rame ».
Dès le V è siècle av. J.-C., les peintres grecs sur céramique se sont intéressés aux personnages pittoresques tels que les marchands de poissons. C’est ainsi qu’à Cefalù, au Musée Mandralisca surtout connu pour le Portrait du marin in- connu (v.1470) au sourire énigmatique peint par Antonello de Messine (1430-1479), on peut voir un vase (cratère) destiné à mélanger l’eau et le vin. Ceci était fait, en règle, par un échanson dévolu à cette fonction lors du symposion suivant le banquet et préludant aux libations entre amis s’amusant au kottabos alors que des jeunes filles, à la vertu accessible, jouaient de la double flûte ( aulos ). En effet, les Grecs anciens, comme d’ailleurs les Romains, ne buvaient pas le vin pur, contrairement aux Celtes ou aux rois de Ma- cédoine, qu’il s’agisse d’Alexandre le Grand ou de son père Philippe II qui buvaient ad libitum , anticipant ainsi sur le principe d’Alfred de Musset établi plus de deux mille ans plus tard : « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse » dans La Coupe et les Lèvres (1831). Dans le cas présent, ce cratère est l’une des plus anciennes céramiques décorées de Sicile provenant de fouilles ar- chéologiques à Lipari. Un artiste inconnu y a peint un pois- sonnier, ou plus précisément un vendeur de thon. Nous sommes au IV è siècle av. J-C, dans une échoppe ou sur un marché quelque part entre le Dodécanèse, le Pirée et la Magna Græcia, c’est-à-dire les colonies grecques d’Italie du sud et de Sicile. La maigreur du vendeur d’un certain âge, comme l’attestent ses cheveux blancs, de même que les jambes maigrelettes de son client dubitatif, contrastent avec l’énormité de deux thons dont l’un est au sol au-dessus d’une frise de vaguelettes symbolisant la mer, tandis que l’autre, sur l’étal, est en train d’être débité par le vendeur à l’aide d’un énorme coutelas en forme de glaive. Le niveau d’incision proche de la queue n’est pas neutre, indiquant que les meilleurs morceaux sont partis en premier comme l’atteste la tête sur le sol, et témoignant indirectement que le client est d’un milieu modeste. En effet, « les morceaux les plus proches de la tête étaient les plus estimés, les plus rap- prochés de la queue les moins goûtés ». Le client semble se disputer avec le vendeur, tout en tenant dans le creux de la main droite la « seule pièce de monnaie qui lui reste » (J. Dumont) et qu’on suppose être une drachme car, dans la Grèce antique, la consommation de gros poissons et de viande était réservée aux privilégiés, les citoyens ordinaires devant se contenter de sardines ou d’anchois. Ainsi, il est peu probable que la menue monnaie ait pu suf- fire à acheter du thon, comme l’obole (1/6 ième de drachme) qu’on mettait dans la bouche des morts pour payer Cha- ron, le nocher des Enfers, afin de traverser le Styx. Cette obole permettait cependant d’acheter un poisson salé ou
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