CARDIO H - N°68 / DÉCEMBRE 2024
LA BELLE CHOCOLATIÈRE PAR JEAN-ETIENNE LIOTARD (1702-1789) Dr Louis-François GARNIER 1 1. CH de Ploermel.
Venise, le 3 février 1745 : un personnage énigmatique qui avait su conquérir l’estime de Voltaire qui le recommanda au roi de Prusse, le comte Francesco Algarotti (1712-1764), achète pour les collections royales de Dresde une œuvre de Jean-Etienne Liotard (1702-1789) intitulée La Belle Chocolatière (Gemälde- galerie Alte meister Dresde). Il s’agit d’un pastel montrant, sur un fond pâle quasi dépourvu d’ombres, une jeune servante. Elle apporte sur un plateau lustré, qu’elle tient délicatement entre ses mains effilées, une tasse en porcelaine remplie d’un chocolat noir qu’on devine onctueux et un verre d’eau dans le- quel se reflète la lumière d’une fenêtre. Dans le même esprit, une composition ultérieure de Liotard (1754) intitulée Le petit déjeuner (Ancienne Pinacothèque Munich), nous montre une jeune servante s’apprêtant à servir une tasse de chocolat et un verre d’eau à une belle aristocrate. Le peintre Jean-Etienne Lio- tard est né à Genève de parents français huguenots refugiés après la révocation de l’édit de Nantes et a suivi une forma- tion de miniaturiste et d’émailleur, puis il s’essaya à la gravure. En 1735 il est à Rome puis séjourne à Constantinople (1738- 1742) avant de s’installer à Vienne où on le voit alors avec une longue barbe noire et portant le turban. C’est ainsi qu’il se voit attribué le surnom de « peintre turc » comme il l’indique lui- même dans un autoportrait daté de 1744 (Musée des Offices, Florence) et où se révèle son goût pour la mascarade et les turqueries alors en vogue dans les cours européennes. C’est à cette époque qu’il peint la Belle Chocolatière . Liotard se rend ensuite à Venise où Algarotti lui achète le tableau. Il séjourne à Paris (1748-1753) puis en Hollande où il se marie en 1756 avec une française huguenote qui lui demande de couper sa barbe... Il finira par se fixer en 1758 dans sa ville natale tout en continuant de voyager en Europe comme portraitiste de cour selon une habitude assez répandue au XVIII e siècle. Ce peintre enjoué qui aima mener grand train et dont l’œuvre privilégie le sourire, publie en 1781 son Traité des principes et des règles de la peinture. Il meurt à Genève en 1789. Dans « Du cacao au chocolat, l’épopée d’une gourmandise » (éd. Quae 2016), Mi- chel Barel relate que ce n’est qu’à partir du XVI e siècle que le Vieux monde découvre des produits nouveaux ramenés, avec l’or volé aux Amérindiens, dans les cales des galions espagnols ; il s’agit du maïs, de la tomate, de la pomme de terre mais aussi du cacao issu du cacaoyer ou Theobroma cacao , originaire de la forêt amazonienne. Cet arbre a des fruits, les cabosses, qui naissent directement du tronc ou des grosses branches et se dessèchent sur l’arbre sans tomber ni libérer leurs graines de telle sorte qu’un intervenant extérieur (rongeur, chauve-sou- ris) est indispensable pour disperser les graines. Dans la conti- nuité des peuplades préhistoriques qui devaient en consom- mer la pulpe, les Olmèques se mettent à cultiver, il a environ 3000 ans, une variété à cabosse rougeâtre et pointue et à fèves blanches, en transmettant cette culture aux Mayas. Les fèves séchées, torréfiées puis broyées donnent alors une sorte de pâte consommable dénommée xocoatl par les aztèques. C’est à partir de 1522 que les conquistadores espagnols découvrent ce cacao qu’ils dénomment Criollo (créole) pour le différen- cier d’une autre variété à cabosses jaunes et graines violettes
qu’ils trouvent dans la forêt vénézuélienne et qu’ils nomment Forastero plus tard introduit au Brésil en 1750. A l’ouest, au pied de la cordillère des Andes, les espagnols trouvent une troisième variété proche du Forastero mais dont l’arôme Arriba est diffé- rent et que les Equatoriens appellent Nacional ; ces trois varié- tés principales sont à l’origine de tous les cacaos cultivés dans le monde. L’amertume du chocolat précolombien rebute les Es- pagnols qui l’apprécient en revanche après adjonction de sucre de canne et c’est sous cette forme qu’il fait son entrée à la cour d’Espagne tel que le relate le duc de Saint-Simon (1675-1755) : « le roi (d’Espagne) ajouta que pour du chocolat il en prenait avec la reine les matins, mais que ce n’était que les jours de jeûne ». La cour espagnole va apporter en France son engouement pour le chocolat à la faveur du mariage (1660) de l’infante Marie-Thé- rèse avec Louis XIV. C’est ainsi que le chocolat devint une boisson appréciée par l’aristocratie française mais Madame de Sévigné (1626-1696) nous dit qu’« il est la source des vapeurs et des palpitations » avec quelques conséquences inattendues puisque « déjà en 1671, la marquise de Coëtlogon prit tant de chocolat, étant grosse l’année passée, qu’elle accoucha d’un petit garçon noir comme un diable ». Quant à cette charmante cham- brière au frais minois dénommée si joliment La Chocolatière , on raconte qu’elle aurait épousé un prince au grand dam du (Saxe) gotha local. Une étude récente indique que le chocolat réduit le risque d’insuffisance cardiaque sous réserve de ne pas en abuser car il existe une courbe en J avec une majoration du risque de 10 % si l’on en consomme tous les jours ce qui conforte le fait bien connu que la gourmandise est un vilain défaut...
La Belle Chocolatière par Jean-Etienne Liotard, 1745 (Gemäldegalerie Alte meister Dresde).
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