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ECONOMIE
FINANCES NEWS HEBDO
JEUDI 17 JUIN 2021
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gée selon la taille, le secteur d’activité et les enjeux financiers de la société.
F.N.H. : Enfin, quelle appréciation faites-vous de l’arsenal juridique régissant la responsabilité civile du dirigeant de SA au Maroc ? N. G. : La manière dont un régime juridique organise les modalités de mise cause per- sonnelle de ses dirigeants dans le cadre d’une défaillance, est totalement corrélée à des notions qui dépassent largement le cadre du droit. Des études fort intéressantes ont analysé la culture de l’échec, notamment entre- preneurial, au regard de la sociologie, de la philosophie, de l’histoire et même des religions. Selon les pays, la perception de l’échec professionnel et de la faillite n’est pas la même, et cela se retrouve dans leurs textes relatifs à la responsabilité civile des chefs d’entreprise. Aux USA et dans les pays anglo-saxons, échouer est synonyme d’expérience selon l’adage «Fail fast, Fail often», source de la fameuse méthode de l’itération chère à la Silicon Valley et de l’esprit start-up : lancer un projet coûte que coûte sans en attendre une réussite, le prin- cipal étant de se lancer, et de recommencer le cas échéant sur de meilleures bases. Cette philosophie trouverait ses sources à la fois dans l’histoire du peuple américain venu d’autres horizons pour tenter sa chance et construire un projet personnel nouveau et dans la culture protestante qui rejette celui qui n’a pas tenté, tout en l’encourageant à le faire par soi-même. L’échec est alors perçu comme une «bonne école», un passage obligé dans le processus d’innovation par la rupture, car on apprend de ses erreurs et en adaptant sa nouvelle stratégie aux difficultés passées. Cette vision se retrouve sans sur- prise dans le droit américain (comme dans celui d’autres pays tels que l’Angleterre ou l’Allemagne), et notamment dans le Business Judgement Rule, qui pose un principe de présomption de bonne foi du dirigeant et le protège des actions en responsabilité reposant uniquement sur son management. En Chine également, on retrouve une culture du «rebond», les dirigeants se lançant très vite dans une nouvelle aventure après un échec, conformément à l’esprit asiatique de persévérance et de ténacité. Le Taoisme et le Bouddhisme favorisent par ailleurs une vision du «monde comme un éternel chan- gement fait de cycles naturels alternatifs de succès et d’échecs, considérés comme les deux faces d’une même médaille». En Suède et en Californie, un Musée de l’échec
Selon les pays, la per- ception de l’échec pro- fessionnel et de la faillite n’est pas la même, et cela se retrouve dans leurs textes relatifs à la responsabilité civile des chefs d’entreprise.
(Museum of failure) est érigé pour célébrer et glorifier les plus grandes innovations technologiques et commerciales «ratées», et désinhiber ainsi les forces créatrices des entrepreneurs en herbe. Au Maroc, nous avons au contraire non seu- lement transposé les textes de droit français relatifs à la faillite, mais aussi intériorisé culturellement et socialement la vision histo- rique hexagonale qui punit l’échec et sanc- tionne également la personne elle-même derrière le projet qui n’a pas prospéré, jusqu’à le rechercher sur ses biens per- sonnels. Après une liquidation judiciaire, l’entrepreneur malheureux est pointé du doigt et perd la confiance du marché et de ses banques. L’échec devient un faux pas irréversible et coupable qui grippe tout le processus d’éclosion des talents. Les dis- positions marocaines relatives à la faute de gestion et leur sévérité s’inscrivent dans la droite ligne de cette culture qui laisse peu de place à un rétablissement professionnel, mais aussi à la prise de risque nécessaire à tout projet ambitieux. Les systèmes édu- catifs reposant sur la notation, les règles et consignes à respecter et sanctionnant les erreurs sans valoriser les chemins d’appren- tissage disruptif, seraient également à la base des comportements craintifs de nos dirigeants. Pourtant, le mouvement mondial va vers un allègement de cette responsa- bilité civile dans le cadre des liquidations ou restructurations pour permettre le retour rapide des managers. Partout, on soutient et protège légalement l’«entrepreneur renais- sant», conformément à de nombreuses études qui montrent qu’une société connait une croissance plus forte et plus rapide
quand son chef a déjà échoué. La France a commencé petit à petit à adopter cette vision, dans sa loi pacte de septembre 2019, et en raison de la pression de l’Union euro- péenne (directive 2019/1023) qui incite les Etats membres à « permettre aux entrepre- neurs honnêtes insolvables ou surendettés de bénéficier d’une seconde chance ». Si nous souhaitons, comme nous y invite le rapport de la Commission spéciale sur le nouveau modèle de développement, per- mettre une transformation structurelle de notre économie, gagner en compétitivité, encourager l’export et l’investissement à forte plus-value, et créer un écosystème pro start-up, un travail de fond, global, devrait être envisagé. D’un point de vue légal, seule une large réforme coordonnée des lois sur les sociétés de capitaux, mais aussi du Code de commerce en son livre V et du DOC pourrait laisser espérer voir émerger une nouvelle vision des défaillances, permet- tant de séparer l’échec, l’erreur et la faute. Protéger les managers honnêtes, mais mal- chanceux, ôter les sanctions pénales et patrimoniales liées à des actes de gestion qui n’entrent pas dans un cadre délictuel de fraude ou d’infraction, est nécessaire. Viser la réussite en autorisant l’échec, accepter que les entreprises vivent et meurent dans un mouvement inexorable de destruction créatrice, permettrait un changement de paradigme qui libèrerait nos entrepreneurs de la peur liée à la défaillance. A partir d’un droit commercial plus équilibré et moins moralisateur, nous pouvons espérer voir naître une nouvelle culture économique plus audacieuse, adéquate aux ambitions légi- times de notre pays. ◆
La faute de gestion n’est pas définie dans les textes; son appréciation est dévolue au pouvoir discrétion- naire des magistrats.
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