FNH N° 1124

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CULTURE

FINANCES NEWS HEBDO

JEUDI 12 OCTOBRE 2023

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Jemaâ el Fna, à une centaine de mètres du lieu où se tenait l’inénarrable Salon de Printemps de Marrakech, ce tout-à- l’égout de l’art indigne. Mais alors que la mayonnaise commen- çait à prendre, des querelles intestines desserrèrent les rangs. Écœuré, Farid Belkahia rendit son tablier de direc- teur des Beaux-Arts et s’envola vers la Chine. Malgré son engagement politique et ses luttes contre l'art rétrograde, Farid Belkahia reste d'abord un artiste. Sa démarche artistique évolue au fil du temps, reflétant son intérêt pour la réap- propriation de la tradition artisanale. Entre cuivre, cuir, et symboles mys- térieux En 1966, il remisa au grenier chevalet, toiles et pinceaux et adopta comme matière le cuivre. Cloué sur des sup- ports en bois, ce métal âpre et mal- léable fut la matière de prédilection de l’artiste pendant dix ans. Serti de cou- leurs ocres, vertes, rouges ou dorées, il donnait lieu à des images d’organes sexuels et des emblèmes, qu’une cri- tique d’art avisée telle Toni Maraini interpréta comme les signes du mys- tère de la vie. Sacrifiant le cuivre, c’est pour le cuir que Belkahia se passionna par la suite. L’avènement de « la peau crue, dont la composition biologique lui édicte de nombreuses contraintes d’exécution et de choix chromatiques » s’accompagne du règne du rouge. Il privilégie alors les colorants naturels tels que le henné, le safran et l’écorce de grenade, ainsi que les teintures minérales; et développe un inventaire de symboles, de picto- grammes et des signes graphiques amazighes, arabes, africains, saha- riens, islamiques, ainsi qu’un glossaire de formes géométriques universelles ou inspirées des arts et de la pratique

ornementale traditionnels. Tout au long de sa carrière, Belkahia a exploré une série de questionnements s’articulant tous, d’une manière ou d’une autre, autour de la mémoire : il recourra à la symbolique universelle des formes et explorera minutieu- sement les enjeux de la tradition, notamment dans son rapport à la modernité́ . Il exaltera le désir d’une fusion avec les éléments à travers une longue traversée de la matière, au détour de matériaux comme le cuivre et la peau crue, ou le parche- min. Il célèbrera des villes comme Jérusalem, Baghdad ou Marrakech, pour leur dimension sacrée ou histo- rique. Il rendra hommage à de nom- breux poètes et, grand amoureux des voyages, il consacrera plusieurs tra- vaux à Ibn Battûta ou au Sharif al- Idrîssî. Pour clore, rappelons que « les formes engendrées par la fantasmatique de Farid Belkahia ont à la fois des traits récurrents et des variations. On peut, certes, voir dans ces récurrences des obsessions, mais nul intérêt en cela. Ce qu’il importe de noter, malgré le contenu sexuel qu’affirme l’artiste, c’est la pureté des signifiants ainsi construits. Leur récurrence enserrée dans une variation incessante leur donne le statut de ne signifier que pour eux-mêmes, les uns par rap- port aux autres comme une écriture énigmatique, qui réside au déchif- frement au plus sagace des gram- matologues », commente l’essayiste Abdellah Bounfour. Ainsi, le plus sage serait de ne pas se hasarder dans des interprétations peu convaincantes, et de se suffire du plaisir et de l’émotion que procure l’œuvre. ◆

Tout au long de sa carrière, Belkahia a exploré une série de ques- tionnements s’articulant tous, d’une manière ou d’une autre, autour de la mémoire.

étant ancré dans la tradition esthétique marocaine, il introduit l'enseignement de l'histoire de l'artisanat marocain, du travail du tapis et du bijou à la céra- mique. Pour lui, la modernité ne peut émerger que de la compréhension et de l'assimilation des valeurs anciennes. Il prenait ainsi le contrepied de l’art «légi- time», qui privilégie l’orientalisme, le folklorisme et le naïvisme. Se muant en émeutiers permanents, Belkahia et quelques hussards, dont Mohamed Melehi, Mohamed Chebaâ, montèrent à l'assaut de la citadelle artistique en lançant, d’abord, une exposition avant-gardiste en 1965 entiè- rement prise en charge par les artistes. Cette première fit école. Pour autant, le service des Beaux-Arts ne trembla pas sur son socle. Il convenait donc de secouer plus le cocotier. Ce qui fut fait, en 1968, par le biais d’un mani- feste, au travers duquel Belkahia et les siens critiquent les «incompétents» qui étaient en charge de l’art et fustigent la politique infantilisante des missions étrangères. Un an plus tard, un sextuor emmené par Belkahia planta, manière d’enfoncer le clou, ses œuvres au beau milieu de

* «Farid Belkahia, à l'épreuve du temps», à partir du 12 octobre, à Es Saadi Marrakech Resort.

L'art est la mtière !

Né à Marrakech, en 1934, Farid Belkahia s’éprend de la peinture, sacrifie l’enseignement pour s’y vouer pleinement. Après un séjour édifiant à Paris puis à Prague, il rentre au Maroc en 1962, où il est nommé à la tête de l’École des Beaux-Arts de Casablanca. Son œuvre s’adosse à un refus du mal que l’homme inflige à l’homme. Elle transmet les flux de la transe, la quête d’un salut que l’homme arrache dans son combat contre la mort. Avec la maturité, elle ne cesse de grandir dans un mouvement de lignes et de couleurs en évolution : recherche, affinement des rapports d’ombre et de lumière, concentration sur des thèmes, comme celui du malhoun, appro- fondissement du sens des formes.

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