COLLECTIVITÉ
TUER SES DÉMONS
chevet qui cherche et trouve. Il tombe pile avec de nouvelles drogues et petit à petit, Jeanne redevient Jeanne, celle d’avant, celle qui allait bien, qui écrivait des scénarios, qui débordait d’imagination. Au bout de quelques semaines, on constate qu’elle peut bouger ses bras. Les spécialistes de l’Hôpital Maisonneuve-Rose- mont lui proposent alors une intervention censée lui redonner l’usage au moins partiel de ses mains. Du coup, autant les médias généralistes et spécialisés s’intéressent à la chose et Jeanne devient la neuvième patiente au Québec à subir une greffe ner- veuse. Il s’agit du détournement de certains nerfs valides vers les zones qui ne répondent plus à la stimulation. L’intervention d’une durée de presque dix heures (rapportée par l’émission Découverte du 5 mars dernier) réussit; Jeanne peut désormais se servir de ses doigts pour écrire, faire la cuisine, faire sa toilette, etc. De tétraplégique, elle devient paraplégique. C’est ici qu’intervient un paradoxe. Même si elle avoue ne pas avoir fait le deuil de la perte de ses jambes, Jeanne va bien. Au dire de Marc, son père, «cela fait des années que je ne l’ai pas vue si égale d’humeur». Elle a repris ses activités de scénariste avec énergie. Elle est parmi les six finalistes au concours Cours écrire ton court dont le gagnant sera annoncé à la fin du mois. En outre, les producteurs avec qui elle travaillait «quand mes affaires marchaient» dit-elle en souriant, ont maintenu son dossier actif… au cas où. Ils ont bien fait parce que Jeanne est revenue. Ses projets? Continuer de fonctionner même sans jambes. Mais avec humour. «Je fais des pieds et des mains pour que ça aille mieux», dit-elle avant d’éclater de rire. Elle pratique l’autodérision avec une maîtrise consommée. Elle veut éventuellement prendre la parole dans des organismes de prévention du suicide. Parce qu’il faut parler de ces choses. La bipolarité peut tuer son monde. Redonner au suivant, en somme. Une ombre au tableau toutefois: elle éprouve un sentiment de culpabilité face aux gens (son chum, son père, sa mère, ses deux frères, entre autres) dont elle a sans le vouloir perturbé l’existence. Ration- nellement, elle sait bien que personne ne lui reproche son geste. Mais émotivement elle ne peut réprimer cette sensation de responsabilité. Elle ne peut pas dire: « je n’y suis pour rien », et pourtant, elle devrait car la Jeanne qui a sauté du pont de la Rouge n’existe plus. «C’est comme si j’avais tué mes démons, dit-elle. Ils sont morts et je les ai laissés près de la rivière.» Et elle sourit de ce sourire qui exprime le bonheur et la joie de vivre.
Jeanne Carriere continue de vivre sa vie. -photo François Daniel
FRANÇOIS DANIEL nouvelles@eap.on.ca
Treize longs mois plus tard, paralysée du cou jusqu’aux orteils mais, après avoir retrouvées partiellement l’usage de ses mains grâce à une opération révolution- naire, Jeanne rentre chez ses parents qui ont refait la maison familiale en fonction de ses besoins de nouvelle handicapée. Vers la fin de ses études secondaires, Jeanne n’allait pas très bien. Victime d’une dépression sévère, on diagnostique une bipolarité, c’est-à-dire qu’elle n’arrive pas à gérer des émotions à fleur de peau qui fluctuent entre morosité et exaltation. Si les épisodes de désarroi sont pénibles, en revanche les périodes d’enthousiasme qu’elle appelle hypomanies sont fécondes: elle a de l’énergie et de l’imagination à revendre, elle travaille vite et bien (elle est scénariste, c’est donc précieux). On lui prescrit une floppée de médicaments (pas du lithium qui ne convient pas à Jeanne) si bien qu’on y va plus ou moins au pif (ceci dit sans préjudice) afin de trouver le bon
remède et le bon dosage. Mais voilà qu’une banale crise d’asthme va tout chambouler. Le médicament qu’on lui prescrit entre en conflit avec la dizaine de remèdes quotidiens qu’elle doit prendre pour gérer son équilibre psychique. «À 24 ans, je prenais plus de médicaments que mes grands-parents âgés», se rappelle-t-elle. Cela déclenche une phase maniaque, la première de sa vie. Jeanne n’est plus elle-même et c’est le drame de la rivière Rouge dont elle ne garde aucun souvenir. À l’hôpital, on constate les dégâts: fracture des sept vertèbres cervicales, perforation des poumons, caillot au cœur, paralysie totale du cou jusqu’aux orteils, bref, le pronostic n’est guère optimiste. D’autant plus que la version Omicron de la Covid 19 interdit la visite à ses parents qui se rongent les sangs en attendant de savoir si leur fille va survivre. Une seule note d’espoir dans ce sombre tableau: elle n’a pas subi de traumatisme crânien. C’est dire qu’elle est consciente de tout et c’est précisément cette lucidité qui fait mal. Elle va vivre, mais dans quel état. À la panique initiale succède la colère. Comme elle subit le sevrage de la médication anti- bipolarité, on fait venir un psychiatre à son
22 décembre 2021. Vers 17 hres, deux policiers se présentent au domicile de Martine Ayotte et Marc Carrière. Ils sont porteurs d’une mauvaise nouvelle: leur fille Jeanne a subi un grave accident. Elle se trouve présentement dans une ambulance en route pour l’hôpital du Sacré- Cœur à Montréal. Apparemment, la jeune femme de 26 ans aurait fait une chute de près de quatre-vingts mètres dans un ravin bordant la rivière Rouge. Trois semaines plus tard, Jeanne Carrière émerge d’un coma artificiel. Elle ignore où elle se trouve, ne peut faire un seul mou- vement. Mais surtout, elle est incapable de formuler les questions qui l’assaillent, où suis-je, pourquoi ne puis-je pas bouger, qui sont ces gens autour de moi, que se passe-t-il ? Intubée, aucun son ne sort de sa bouche. C’est la panique.
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