Pouvoir et progrès

Pouvoir et progrès 36 •

Les représentants américains n’avaient pas goûté à cette plaisanterie. Eux préféraient un canal passant par le Nicaragua qui, selon eux, présentait d’importants avantages techniques et économiques. Comme beaucoup d’autres experts présents, ils étaient loin d’être convaincus qu’il fût pos- sible de creuser un canal au niveau de la mer où que ce soit en Amérique centrale. De nombreux appels avaient été lancés en faveur d’un débat plus approfondi sur les autres solutions possibles, mais Lesseps campait sur ses positions. Le canal devait être construit au Panama et au niveau de la mer, sans écluse. La vision qui guidait Lesseps était enracinée dans trois principes fortement ancrés. Le premier est une version du xix e siècle du techno-optimisme. Le progrès profite à tous et les canaux trans­ océaniques, l’une des applications les plus importantes des avancées technologiques de l’époque, favorisent le progrès en réduisant le temps nécessaire à l’acheminement des marchandises à travers le monde. Si la construction de ces infrastructures se heurtait à des obstacles, la techno- logie et la science viendraient à la rescousse. La deuxième était une croyance dans les marchés : même les projets les plus fous pouvaient être financés par des capitaux privés, et leurs rendements profiteraient aux investisseurs et constitueraient une autre façon de servir le bien commun. La troisième était un problème d’œillères. Lesseps se concen- trait sur les priorités européennes, et le sort des Non-Européens lui importait peu. L’histoire de Ferdinand de Lesseps est aussi pertinente à notre époque numérique qu’elle ne l’était il y a un siècle et demi, car elle illustre com- ment une vision peut s’imposer et repousser les frontières de la techno- logie, pour le meilleur comme pour le pire. Lesseps était soutenu par les institutions françaises et parfois par la puissance de l’État égyptien. Il était persuasif en raison de son retentis- sant succès à Suez, où il avait réussi à convaincre les investisseurs fran- çais et les dirigeants égyptiens d’accepter son projet de canal, et à son talent pour démontrer comment les nouvelles technologies pouvaient résoudre les problèmes épineux qui se posaient en cours de route.

© 2024 Pearson France - Pouvoir et Progrès Daron Acemoglu, Simon Johnson

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