FNH N° 1054

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CULTURE

FINANCES NEWS HEBDO

JEUDI 10 FÉVRIER 2022

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obsessionnelle. Au crayon de couleur, succède l’aquarelle qu’il maîtrise rapide- ment. Le foisonnement désordonné du début se modère, l’espace s’amplifie, le trait est de plus en plus aérien et va à l’essentiel. En 1983, peut-être désireux de découvrir de nouvelles techniques, d’intégrer une matière à ses aquarelles translucides, Saladi produit subitement une série de dessins hachurés qui semblent gravés en taille douce. Plus tard, il adopte une expression qu’il serait facile d’apparenter à un surréalisme contrôlé où les fan- tasmes sont domptés, retouchés par la pensée. En outre, bien que Saladi nous conduise parfois dans un monde bur- lesque dont la dimension mythique a dis-

Mystique, Saladi l’était bien sûr, comme le montrent ses toiles habitées de figures hybrides. Angéliques et mythiques à la fois. Saladi dessinait des figures à têtes d'animaux et des oiseaux humanisés ins- tallés dans un paradis terrestre, avec anges et houris, accompagnés de toutes les références réelles qui peuplent notre mémoire visuelle : minarets, hammams, patios, jardins intérieurs, zellige fascinant par sa composition binaire... Les oiseaux qui faisaient le bonheur et la fierté des jardins des «Mille et une nuits», Saladi les amadoue par le dessin. Ils reviennent inexorablement dans ses rêves et ses hal- lucinations. « Je ne sais pas, moi, ce que ça veut dire un oiseau… Si je le compare avec un rat ou une souris, peut-être que ce sont les souris du ciel, peut-être… » Et, au mépris de la vraisemblance, ou plutôt contre le vraisemblable, Saladi réin- vente la texture de ses espaces et de ses personnages, les parant d'une figuralité doublement animée par la minutie du dessin et la majestueuse et éclatante apparence. Comme le ferait un miniaturiste, le point de vue, la perspective s'ébauche pour disparaître aussitôt, cédant la place à une vision frontale aérienne, ou construite selon des superpositions propres à l’art dit naïf. Pourtant, aucun lien avec ce mode pictural. Saladi était indubitablement le plus mar- ginal des artistes marocains, celui qui se souciait le moins des écoles et des tendances. « Sincèrement, je n’ai pas de projets, c’est l’amour du beau qui me guide. Tout cela, c’est pour donner une particularité à mon travail. Il ne faut pas être comme les autres ». Les peintres, d’une façon générale, il jugeait qu’ils se prenaient trop au sérieux « avec leur pipe et leur barbe ». Lui, il dessinait et peignait par nécessité, comme on respire. Abbes Saladi, qui, emporté par ses pen- sées, divaguait ou s’enfermait dans son mutisme - pis encore, qui a connu les douleurs de l’enfermement psychiatrique et les électrochocs -, a quitté cette terre en 1992, pour rejoindre ses personnages fabuleux dans un monde plus proche de sa folie et de ses délires. « Offrons-lui l’éternité ! », comme l'avait dit le regret- té journaliste et critique d’art Jamal Boushaba. ◆ (1) Christian Lignon, photographe au talent sûr à qui l’on doit une documenta- tion photographique inestimable sur les premières années, et grâce auquel nous conservons des traces d'œuvres dispersées dans le monde. (2) Propos de Saladi, extrait d’un entretien enregistré par Jean-Michel Bouqueton en 1988.

une fois j’ai entendu une voix, un son qui me souffle dans l’oreille : ‘tu fais l’expo à Jemâa el Fna et un commissaire va t’exposer’ (…) J’avais pas le courage de courir à la place avec mes trucs, alors j’ai envoyé ma mère et ma sœur qui ont vendu les premiers dessins ». Exposées à même le sol, ces œuvres « remplies » d’une foultitude de détails et d’histoires atti- rèrent l’attention du directeur de l’Ame- rican Language Center. Charmé par sa peinture réaliste et ses dessins fantai- sistes, ce dernier lui organise en 1978 son premier accrochage sur les murs de la bibliothèque. Succès immédiat. Après quoi ? On lui offrit du papier pour artiste, format raisin. Pris par le démon de l’art, Saladi évolue vite. Il abandonne les scènes de la vie quotidienne, la donne imaginative commence à changer de fac- ture et de tons. Les scènes s’enche- vêtrent, les détails envahissent chaque interstice, le vide est chassé hors du tableau, le chromatisme se caractérise de plus en plus par une brillance et sa fonc- tion a des relents symboliques. En 1979, la galerie du Centre culturel français lui cède ses cimaises pour une « véritable » exposition. Elle pro- posa à voir des œuvres plus grandes, plus construites, mais aussi plus com- plexes, dont la singularité est assumée par l’artiste qui date et signe désor- mais son travail. Aussi, il n’aimait pas donner de titre à ses tableaux. « Je ne donne pas de titre parce qu’un tableau avec un titre, c’est mort. Chaque visiteur a une interpréta- tion particulière. Il y a le devant du tableau que tu vois et l’arrière que tu peux sentir seul ». Puis au début des années 80 le dessin se simplifie, se structure, s’organise, devient presque aérien. Il y avait introduit des éléments communs de la culture popu- laire marocaine (main de Fatma, scorpion, bougie, serpent, tatouages), et décide alors de structurer son dessin en donnant une plus grande place aux bâtiments et aux damiers des sols. « Je fais des architectures pour donner au visiteur une ambiance qui n’est pas étrange; parce que mon travail est étrange si je ne fais pas quelque chose qui appartient à la réa- lité, qui appartient à l’homme (...) Quand tu poses un point réel dans le travail, ça facilite la compréhension ». Ainsi, les années passant, ses dessins se simplifient tout en gagnant en minutie

Je ne sais pas, moi, ce que ça veut dire un oiseau… Si je le compare avec un rat ou une souris, peut- être que ce sont les souris du ciel, peut- être…

paru, il glisse parfois brutalement vers la caricature en amoncelant, non sans humour, des figures grotesques et grimaçantes, aux mimiques expressives, à l’opposé des têtes apathiques et imper- sonnelles que nous connaissions.

Anges déchus ou démons humanisés

« Au début, je ne peux pas préciser parce que j’étais mélangé. Je travaillais aveuglé- ment. Parce qu’au début c’était comme si j’ai soif et tu m’as donné de l’eau. Je des- sine, je colore, je n’arrive pas à une cer- taine idéologie sur laquelle je me base (...) Après, mes tableaux étaient narratifs, je les faisais pour raconter des histoires (...) Maintenant, ma peinture est plus créative. Le germe de mes dessins a évolué ».

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