FNH N° 1112

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CULTURE

JEUDI 8 JUIN 2023 FINANCES NEWS HEBDO

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Coup de cœur du SIEL 2023 Zefzaf, l’homme tourmenté

◆ Mohamed Zefzaf est mort le vendredi 13 juillet 2001, à 56 ans, laissant derrière lui une œuvre étincelante, vigilante, puissante. Portrait.

on y pénétrait à pas feutrés, sous l’œil sourcilleux d’une dame sans âge, qui fait office de gouvernante, de secré- taire, de compagne et de souffre-douleur. Car le maître de céans n’était pas com- mode. D’ailleurs, lorsqu’on l’apercevait avec son corps frêle, sa barbe fournie et son regard fiévreux, il semblait tout droit sorti d’un roman de Dostoïevski. Dans cette pièce ascétiquement meublée, il se

bonne place pour parler de lui. Il projetait sur ses propos une légère brume, se mettait à bafouiller, puis s’interrompait, s’excusait d’être incapable de se raconter. Fausse modes- tie ? Non, touche suprême d’humilité charmeuse. Goût aussi de la dérobade, par timi- dité. Toujours est-il que l’on se retrouvait avec quelques bribes. Faisons avec ! Une enfance crépuscu- laire. Dès l’âge de cinq ans, Mohamed Zefzaf fait l’expé- rience cruelle de la mort. Son père, un modeste fellah de la région de Souk El Arbaa, s’arrache en catimini, à la vie. Avec la mère, l’enfant, dure- ment éprouvé par cette dis- parition subite, s’installe dans un bidonville de Kénitra. Brûlure intense. Pour trom- per la douleur que lui trans- fuse son quotidien sordide et glauque, il devient un éternel fugitif en quête d’évasion. Il fuit donc, dans les livres. Il en est avide, au point de se faire crieur de journaux pour récolter l’argent nécessaire à l’assouvissement de ce vice vertueux, dans lequel il se vautre avec délices et sans exclusive. A l’école, il brille. Au lycée, il flambe. Bac en poche,

il poursuit un cursus de phi- losophie. Licence décrochée haut la main. Enseignement. Vingt ans interminables consa- crés à ce sacerdoce. Sans le moindre confort matériel. La mistoufle qui s’était attachée à ses pas, depuis sa naissance, ne le lâche pas. Il tire le diable par la queue, d’où son obses- sion de l’argent. Quand, par miracle, il en dispose, il le jette par la fenêtre. Depuis 1963, il écrit compulsi- vement, fiévreusement, déme- surément. Tous les genres y passent. Des romans par inter- mittence, des nouvelles en abondance, de la poésie à ses moments perdus, des essais parfois, et aussi du théâtre («Chien tué sur le trottoir»). Ayant une tendresse géné- reuse pour les bas-fonds, il en tisse la toile de fond de ses écrits dans lesquels flottent les laissés-pour-compte, les faillis de la vie, les givrés et les pau- més. Comme tous les écor- chés vifs, Mohamed Zefzaf vit dans les angles. Rien de rond ni de lisse dans son écriture. Ses mots sont des arêtes. Ils coupent, griffent, blessent et jettent une implacable lumière sur notre société azimutée. Salut, l’artiste ! ◆

tenait couché, au milieu de feuillets épars scru- puleusement noircis. De temps en temps, il jetait un regard par- delà la fenêtre, pour

Rien de rond ni de lisse dans son écri- ture. Ses mots sont des arêtes.

remonter le fil du temps, ce temps défunt où des arbres centenaires accompagnaient sa solitude d’écrivain. L’enfance volée Quand il remarquait enfin votre présence, par inadvertance, il balançait entre l’envie de vous envoyer paître et l’observance des règles du savoir-vivre. Il se pliait à ces dernières, sans conviction. D’emblée, on constate que Mohamed Zefzaf était distant à son propre égard, comme s’il devait accommo- der ou chercher sans fin la

Par R. K. H.

M ohamed Zefzaf n’a jamais eu le sens des convenances. Il l’avait montré il y a plus de 20 ans, une der- nière fois hélas ! en laissant en rade ses lecteurs pour grim- per au paradis des immortels. Face à la vie, il était comme un amoureux transi devant une maîtresse qu’il avait dans la peau et qui lui en faisait tou- jours baver. Un 13 juillet, il eut la force de la quitter, après plusieurs adieux différés. Et depuis, nous sommes vieillis d’une mort, qui meuble cette nécropole qu’est devenu notre cœur. Demeure le souvenir. Piètre consolation. On raconte que dans son appartement délicieusement suranné, dans un quartier gorgé de mémoire, le Maârif,

Il écrit com- pulsivement, fiévreuse- ment, déme- surément.

Quoique la plupart de ses précieuses archives ont été publiées sporadiquement dans des journaux et magazines arabes, une partie est restée dans les tiroirs de l'oubli. Afin de préserver son héritage et d'éviter que ces traces ne tombent aux oubliettes, la chercheuse Jamila Hamdaoui et le chercheur Saad Al-Zayani se sont évertués à rassembler ces archives, donnant ainsi naissance à un projet ambitieux visant à achever les «œuvres complètes» du regretté Muhammad Zafzaf : «D'après les archives de Mohamed Zefzaf (Publications espaces Amman/ Jordanie 2023)». Les tourments intérieurs d’un artiste déchiré

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